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Crater Lake

Ces esprits avaient le pouvoir de prendre la forme qu'ils voulaient.

Quand ils quittèrent le lac et s'aventurèrent sur la terre,

ils prirent la forme de nombreux animaux d'aujourd'hui.

(Ellia E. Clark, Indian legends of the Pacific Northwest)

Ensemble gracieux, un trio d’écureuils gris à la queue empanachée, se laisse glisser de la branche de sapin qui jouxte le mur au surplomb de l’eau. D’un saut audacieux, l’un deux s’empare du morceau de pain que je venais de poser sur une pierre. Juste le temps de me retourner, l’espiègle et ses congénères ont disparu. Je me penche par-dessus la rambarde pour chercher leur trace, et je suis émerveillé par le bleu du ciel qui se réfléchit dans un lac immense quasi circulaire. Bien que ses eaux soient très transparentes, je n’en vois pas le fond.

 

9 aout 1987.

Nous sommes à Crater Lake (Oregon), dans le Far-West décidément. C’est un lieu magique, un de ceux qui m’a le plus fasciné de tous les sites que j’ai pu visiter à travers le monde. Avec 597 mètres de profondeur, c’est le plan d’eau le plus profond des Etats-Unis, loin toutefois du record de 1 637 mètres du Lac Baïkal (Russie), cher à Sylvain Tesson1. Dans la caldeira basaltique du volcan Mazama de la chaine des Cascades, à presque 1900 mètres d’altitude, il se situe à une centaine de kilomètres au nord de Klamath Falls, les chutes qui jouxtent la frontière de l’Oregon et de la Californie.

Mazama, Klamath, des noms amérindiens qui incitent à se laisser enchanter par des légendes. Et il y en a à foison. Voici celle que m’a raconté Joseph, un haut et fort descendant de la tribu Klamath que j’ai rencontré au College of Oceanography à Corvallis, alors que je prenais mon tour à la Xérocopie…

-Voici très longtemps des mammouths géants, des mastodontes, des tigres à dents de sabre, des chameaux et les petits ancêtres du cheval d'aujourd'hui vivaient librement autour du mont Mazama. Dans ces temps-là la montagne atteignait le ciel. C’était la demeure du dieu Lao. Lao avait un ennemi : le puissant esprit Skell.

-Depuis quelques semaines mes ancêtres chasseurs avaient beaucoup de mal à s’approcher de leurs proies : les animaux s'effrayaient au moindre bruit ou mouvement. D'étranges rumeurs semblaient venir des profondeurs de la terre. Soudain, un liquide épais et ardent s’est mis à suinter du sommet de la montagne. De la fumée épaisse s'est échappée de la crête du pic. C’était Skell, le mauvais esprit, qui soufflait comme une forge pour chasser le dieu Lao.

-C’est alors que nos ancêtres entendirent une longue et forte explosion. Toute la montagne explosa, éructant de la lave, du gaz et de la cendre. Les cieux s’obscurcirent et mes ancêtres se réfugièrent dans une grotte. Blottis dans un recoin de celle-ci ils tentèrent de se protéger du sombre nuage qui s’abattit sur eux. Seuls quelques-uns d’entre eux, hommes et femmes, survécurent. La bataille de Lao et de Skell dura sept jours. Skell fut définitivement vaincu. Depuis Lao repose en paix au fond du lac. 

Pour faire le tour du lac il nous a fallu une bonne heure car partout des échappées à travers la forêt nous incitent à l’arrêt, pour le seul plaisir des yeux. Un peu partout des poubelles sont disponibles mais fermées à l’aide d’un cadenas dont il est cependant facile de trouver la clef. Je gare la voiture sur le parking du centre d’accueil où, devant la barrière de bois qui le protège, je retrouve trois autres écureuils, très agités, qui semblent jouer à touche-touche.

Au bureau du parc je pose naïvement la question :

- Pourquoi donc fermer des poubelles par un cadenas ?

L’hôtesse, surprise, me répond :

-A cause des ours, bien sûr !

Décidément, écureuils gris, ours noirs, belette à longue queue, coyote, renard roux, wapiti, marmotte à ventre jaune, le parc national de Crater Lake abonde en animaux libres et espiègles. Les esprits de la montagne Mazama se seraient-ils réincarnés ?

Joseph s’interrompt. Il extrait de la machine les xérocopies qui étaient en train de s’imprimer pendant qu’il me contait la légende du mont Mazama, puis se tourne vers moi.

La lumière d’été qui pénètre abondamment dans la pièce au dernier étage du bâtiment l’illumine, faisant saillir les pommettes de son visage. Impressionné par sa prestance, je suis vraiment convaincu d’avoir à faire à un descendant de chef Klamath.

D’un mouvement de bras solennel il m’avertit :

-Certains disent que, par les nuits de pleine lune, on voit parfois passer l’ombre de Lao sur l’île Wizard island (l’île du Sorcier) ou sur Phantom ship (le rocher du bateau fantôme) situés au milieu des ondes. Mais je n’en suis pas sûr. Quoi qu’il en soit, il faut bien se garder d’aller immerger un sous-marin dans Crater lake car on risquerait de réveiller Lao. Et qui sait ce qui arriverait ? Tu devrais en parler à notre ami Jack… 

De Corvallis à Crater Lake il faut trois heures et demi de route. Au cours de mes nombreux séjours en Oregon, je l’ai faite souvent, soit avec Lou et Jackie qui ont été mes premiers guides, soit avec Dave, mon ami du College of Oceanography, et Sharon, ou encore à bord du van qu’ils me prêtaient. J’ai aussi utilisé une voiture de location : je la choisissais bien musclée car grimper la chaine des Cascades demande de la puissance ! A l’aller, après avoir traversé Eugene et Springfield, en suivant l’interstate 5, j’oblique vers le sud-ouest pour entrer dans la Deschutes National Forest aux superbes conifères dont les hauts futs encadrent la route. Aux approches du mont Mazama la végétation devient plus modeste mais les sapins aux pommes rouges dominent encore les alentours de Crater Lake.

Pour le trajet retour, quand je quitte le site de la caldeira, salué par mes écureuils favoris, je prends en général par l’ouest pour, traversant l’Umpqua National Forest, rattraper l’insterstate 5 à Roseburg. « Roseburg », chaque fois que j’ai traversé cette petite ville je n’ai pu m’empêcher de penser à « Rosebud » de « Citizen Kane » d’Orson Welles, l’un de mes films favoris. « Rosebud », bouton de rose, nom de son berceau d’enfant, est le dernier mot prononcé par Charles Foster Kane, le magnat de la presse, avant de quitter ce monde. « Rosebud », c’est la métaphore de l'amour que sa mère n'a jamais cessé de lui prodiguer. La route vers Corvallis est spectaculaire, encaissée entre d’abruptes falaises, et parfois obstruée par des chutes de pierre. Les rapides de la rivière Umpqa me ramènent au temps de Jack London, celui des trappeurs et des explorateurs perdus dans une nature presque vierge…

Jack l’a-t-il donc fait ? A-t-il descendu un sous-marin dans le Crater Lake ? Oui, Jack, James, et Bob l’ont fait pendant l’été 1989. Le « Deep Rover », un petit submersible pouvant accueillir un seul homme, transporté jusqu’au lac, a plongé jusqu’au fond de la caldeira. Mes amis ont pu observer les évents d’une activité hydrothermale tranquille.

Lors de cette plongée Lao ne s’est pas réveillé. Joseph et les habitants d’Oregon peuvent donc dormir sur les deux oreilles, du moins tant que le Mont St Helens, le stratovolcan situé de l’autre côté du fleuve Columbia, à 85 kilomètres dans le nord-est de Portland, restera sage…

1S. Tesson. Dans les forêts de Sibérie. Gallimard, 2011.

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