Air du temps
REFLEXION SUR L'EVOLUTION DU MONDE
1er mars 2024
Intelligence artificielle
Résumé :
L’Intelligence artificielle (IA) a parfois mauvaise presse auprès du public en raison de son utilisation par les ingénieurs du chaos pour mettre en scène des personnalités publiques dans des situations invraisemblables, ou des fraudes lors des examens. Mais, en fait l’IA c’est bien autre chose. C’est une nouvelle révolution technologique qui est entrée subrepticement dans notre vie quotidienne. Fait-elle de nous des êtres augmentés ou des êtres diminués ? C’est une question que nous discutons ici à travers quelques exemples. Quoi qu’il en soit l’IA affectera profondément le marché du travail.
L’ouverture de ChatGPT en novembre 2022 a popularisé la notion d’Intelligence Artificielle (IA). Elle a parfois pris une connotation négative auprès du public en raison de son utilisation par les ingénieurs du chaos pour produire des « deepkakes », mettant en scène, pour leur nuire, des personnalités publiques (le pape, le président de la République française, …) dans des situations invraisemblables, ou du fait du détournement de leur usage par des étudiants pour tricher aux devoirs.
Figure 1 :
Deux réalisations basées sur l’Intelligence Artificielle. Le robot « Frère Jacques »[1] nous accueille à l’hôtel Holiday Inn de Qingdao (Chine) en avril 2017 (crédit : Paul Tréguer); véhicule expérimental autonome (sans chauffeur) de la société Volkswagen (Allemagne) dont on distingue certains capteurs sur le toit (crédit : Wikipedia).
[1] P. Tréguer. Dans les pas de deux géants, Librinova (2021)
Mais, en fait l’IA c’est bien autre chose. C’est une nouvelle révolution technologique qui est entrée subrepticement dans notre vie quotidienne (dans nos téléphones portables, dans le GPS de nos voitures, dans nos aspirateurs-robots, dans la gestion rapide de situations d’urgence via des montres connectées, etc.). Elle s’est manifestée de façon spectaculaire dans certaines circonstances.
Par exemple, en mars 2016, le programme d’intelligence artificielle AlphaGo bat Lee Sedol, le troisième joueur mondial de go. Après trois défaites, le champion sud-coréen remporte toutefois une quatrième partie.
En mars 2017, Ke Jie, le meilleur joueur du monde de Go, également défait par AlphaGo, déclare: « Dans le passé, (AphaGo) avait quelques faiblesses. Mais, maintenant, j’ai l’impression que sa compréhension du go et sa façon d’appréhender le jeu dépassent nos aptitudes[2]. » Depuis l’IA a fait des bonds de géant. L’ouverture de ChatGPT (et d’autres applications d’IA moins popularisées) officialise l’usage de l’IA dans le monde économique et universitaire. Les applications deviennent capables de traiter très rapidement des milliards de données pour répondre, de façon pertinente ou non, à des questions que les humains leur posent.
Figure 2 : 25 mai 2017 : L’intelligence artificielle AlphaGo bat Ke Lie, le meilleur jouer du monde du jeu de go (crédit AFP) ; ChatGPT (Chat Generative Pre-trained Transformer), est un prototype d'agent conversationnel utilisant l'intelligence artificielle, développé par OpenAI et spécialisé dans le dialogue)
Qu’est-ce que l’IA ?
Pour le Parlement européen[3], l’intelligence artificielle représente tout outil utilisé par une machine afin de « reproduire des comportements liés aux humains, tels que le raisonnement, la planification et la créativité ». Cette définition pourrait être élargie en incluant les comportements dépassant les capacités humaines, puisque les ordinateurs actuels parviennent aujourd’hui à les surpasser dans certaines tâches. En général, la compétence de l’ordinateur s’arrête à l’exécution d’une tâche et l’IA a donc des limites. Si le système d’IA AlphaGo, est capable de battre les meilleurs champions du jeu de go, s’il est très doué pour élaborer des stratégies à ce jeu, il sera incapable de jouer aux échecs ou d’effectuer d’autres tâches tant que celles-ci ne lui auront pas été inculquées.
Tout système mettant en œuvre des mécanismes proches de celui d’un raisonnement humain peut être qualifié d’intelligence artificielle. L’IA fait-elle de nous des êtres augmentés ou des êtres diminués ? Réfléchissons à partir de quelques exemples relatifs aux sciences.
En météorologie :
En novembre 2023, un article publié dans la revue Science sous la signature de Paul Voosen[4] a fait pas mal de remous. Il révélait qu’en quelques minutes sur des ordinateurs de bureau bon marché, des systèmes d'Intelligence artificielle (IA) peuvent établir des prévisions météorologiques à 10 jours. Ces prévisions s’avèrent aussi bonnes, et dans certains cas plus exactes, que les meilleurs modèles météorologiques traditionnels. Ceux-ci sont mis en œuvre dans des supercalculateurs coutant des milliards d’euros, gourmands en énergie, et qui doivent fonctionner 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, juste pour produire quelques prévisions par jour.
Figure 3. Ouragan Dorian (crédit : CEPMMT).
Le Centre européen pour les prévisions météorologiques à moyen terme (CEPMMT), a décidé d’adopter cette technologie. Le mois dernier, il a commencé à générer ses propres prévisions expérimentales. Les algorithmes de l’IA pourraient donc permettre des prévisions plus fréquentes et plus exactes et libérer des ressources informatiques pour d’autre usages. Mais dans un contexte de changement climatique global, s’appuyant sur les données du passé l’IA ne peut prédir l’évolution à long terme et a donc ses limites.
Océanographie :
L’IA s’est également solidement implantée en océanographie. Prenons trois exemples à partir du savoir-faire « brestois ». ISBlue (https://www.isblue.fr/) vient de financer la recherche pour coupler l’imagerie à haut débit et l’IA pour aider à la reconnaissance automatique de la faune de petite taille vivant dans les sédiments marins. Cela marche et permet aux chercheurs de gagner un temps précieux par rapport aux méthodes traditionnelles très consommatrices en temps. Mais c’est en océanographie physique que la coopération entre lUEM (https://www-iuem.univ-brest.fr/), Ifremer (https://www.ifremer.fr/fr), IMT Atlantique (https://www.imt-atlantique.fr/fr), produit des avancées spectaculaires. Il s’agit par exemple de reconstituer à partir d’observations partielles les états de la mer dus au vent et à la houle. Si de nombreux satellites balayent la surface de l’océan, peu passent fréquemment au-dessus du même point. En utilisant l’IA, un nouvel algorithme permet de «reconstruire» en tout point l’état de la mer avec une meilleure précision, et ceci à moindre coût par rapport aux méthodes traditionnelles, plus énergivores en matière d’utilisation des centres de calcul. L’entreprise CLS (https://www.cls.fr/) est en train de mettre en œuvre une méthode opérationnelle utilisable par les navigateurs, ce qui aidera à la sécurité en mer.
L’IA est désormais capable de simuler la concentration en chlorophylle à la surface de l’océan avec une précision comparable aux mesures satellitaires (Crédit : NASA Earth Observatory).
S’agissant des ressources biologiques de l’océan, en traitant uniquement des données physiques par des réseaux de neurones, l’IA est capable de simuler la distribution de la chlorophylle de l’océan global à petite échelle, et ses variations saisonnières[5]. Potentiellement ceci permet de prévoir la production de phytoplancton qui alimente le réseau trophique. L’IA sera-t-elle capable de prévoir la distribution des stocks de poissons pour mieux gérer les ressources dans le cadre d’un développement durable ? Affaire à suivre…
A priori, comme outil pour gérer des systèmes complexes l’IA c’est formidable. Sauf que, elle ne nous apprend rien sur les processus qui ont produit les résultats, c’est-à-dire les mécanismes qui ont généré un régime de temps, un état de mer, ou la distribution du plancton. Si du point de vue formel l’IA semble faire de moi un être super performant j’ai envie d’écrire qu’en l’utilisant sans discernement je suis plutôt un être diminué car un tel outil n’augmente pas mes connaissances du fonctionnement des systèmes complexes.
L’utilisation de l’IA dans le secteur de la défense est décidément le côté obscur de l’IA. Sa pénétration est massive comme le révèle le conflit Russie-Ukraine[6]. L’usage de robots tueurs semble se généraliser mettant à bas les lois traditionnelles de la guerre.
Quels seront les effets sur le travail[7] [8]?
L’IA n’est pas une technologie autonome, capable de penser par elle-même et de faire preuve d’imagination et de créativité. Ces compétences sont fondamentalement sociales et propres à l’humain. Mais elle est capable d’accomplir des tâches complexes à partir du moment où elles sont fondées sur des règles et des normes prédéterminées. Quels seront ses effets sur le travail, qualitativement et quantitativement? Il est sans doute trop tôt pour avoir une vision exhaustive mais le document de « France Stratégie 7 » illustre concrètement les effets actuels et potentiels de l’IA sur l’emploi. J’ai retenu les exemples suivants.
Figure 5. Intelligence artificiele et travail (crédit : https://www.clesdusocial.com/l-intelligence-artificielle-quelles-consequences-sur-le-travail); https://www.helloworkplace.fr/intelligence-artificielle-travail/
Dans le secteur des transports, avec l’arrivée de poids lourds autonomes, on peut imaginer l’organisation des convois de véhicules sur autoroute. Il faudrait donc créer des postes de contrôleurs pour superviser à distance la circulation des flottes de véhicules. Si les emplois de chauffeurs de longue distance devraient diminuer, ceux des livreurs de dessertes locales devraient augmenter.
Dans le secteur bancaire, un chatbot[9] est en mesure de conseiller un client uniquement selon des règles de décisions prédéterminées par un humain. Mais l’IA offre des outils utiles pour trier et répondre aux requêtes les plus fréquentes et pour offrir des recommandations personnalisées. Leur généralisation va entraîner une diminution du nombre d’employés d’une part et une augmentation de la complexité des tâches restant à traiter d’autre part. Le rôle des conseillers pourrait alors être renforcé et réorienté vers l’accompagnement des clients.
Dans le secteur santé, l’IA a déjà, et de longue date, de nombreuses applications pour la réalisation de tâches simples ou complexes : de l’aide au diagnostic ou à la prescription, jusqu’à la robotisation de certains actes médicaux, mais elle ne pourra pas gérer toute la complexité liée, notamment, à la prise en charge globale d’un patient et la mobilisation d’autres compétences comme la capacité à écouter, à faire preuve d’empathie. Avec l’arrivée de la lecture d’images automatisée, les radiologues pourraient se concentrer sur l’interprétation des pathologies complexes et/ou s’orienter vers la radiologie interventionnelle. Les médecins généralistes utiliseraient des logiciels d’aide à la décision afin d’actualiser leurs connaissances sur les meilleures pratiques/protocoles cliniques. Des assistants médicaux viendraient, par exemple, renforcer la sécurisation dans la prise de décision des propositions thérapeutiques. Le personnel infirmier pourrait dédier davantage de temps à la préparation des hypothèses de prise en charge des patients et à la réalisation d’un diagnostic de premier niveau.
Dans une conférence donnée à l’IUEM le 8 janvier 2024, Denoual Le Roux, de la société POLARIA (https://polaria.ai/) compare la révolution de l’IA à celle de la généralisation de l’usage domestique de l’électricité au 20ème siècle. Celle-ci a généré de nombreux fantasmes, dont la crainte d’introduire le feu dans sa propre maison. Comment a-t-on maîtrisé les risques liés à l’électricité domestique et donc les fantasmes domestiques? En créant des disjoncteurs…
L’Intelligence artificielle est un donc nouvel outil, prometteur, mais qu’il faut décidément maîtriser sous peine de perdre notre humanité.
[1] P. Tréguer. Dans les pas de deux géants, Librinova (2021)
[4] Voosen P., AI is set to revolutionize weather forecasts Cheap and fast algorithms are matching—and surpassing—the world’s top models, Science, 382, 17 novembre 2023.
[5] Roussillon J. A Multi-Mode Convolutional Neural Network to reconstruct satellite-derived chlorophyll-a
time series in the global ocean from physical drivers. Frontiers in marine science (2023) DOI 10.3389/fmars.2023.1077623
[6] https://www.arte.tv/fr/videos/106719-000-A/robots-tueurs-des-armes-aux-mains-de-l-ia/
[9] « chatbot » parfois appelé assistant virtuel : un programme informatique qui simule une conversation (« chat » en anglais) avec une personne, à l'écrit ou à l'oral