Air du temps
REFLEXION SUR L'EVOLUTION DU MONDE
1er juin 2024
Sans transition ?
Résumé :
S’appuyant sur des réalités historiques, Jean-Baptiste Fressoz[1] affirme qu’au 21ème siècle, « la transition énergétique n’aura pas lieu ». Ce propos converge avec l’action de nombreux lobbies gaziers et pétroliers pour décrédibiliser les analyses du GIEC. Face à l’urgence climatique, l’historien est cependant d’accord avec le GIEC sur l’absolue nécessité d’évoluer rapidement vers des sociétés plus sobres. Pour y arriver il faut créer des instruments de politiques publiques avec un financement conséquent à la clé.
Figure 1: évolution de la consommation d’énergie primaire au niveau mondial de 1800 à 2020 : Crédit : Vaclav Smill (2017. BP statistical review of world energy via in Our World in Data[2]).
21 mars 2024. Amin Nasser, directeur général du géant saoudien Aramco, déclare : « La stratégie actuelle de transition est un échec apparent sur la plupart des fronts…Nous devons abandonner la fantaisie de sortir du pétrole et du gaz. » Trois mois après la COP 28 de Dubaï, le lobby gazier et pétrolier, que l’on avait cru remis en question, a donc retrouvé ses marques…
Dans ce contexte que faut-il penser de l’ouvrage de l’historien Jean-Baptiste Fressoz qui a défrayé la chronique[3]. A maints égards cet ouvrage est intéressant car il revient sur l’histoire des différents moyens de produire de l’énergie et de l’utilisation des matériaux associés pour cette production. Au cours de l’Anthropocène, de 1800 à 2020, la consommation mondiale d’énergie a augmenté d’un facteur 32 alors que la population mondiale s’est accrue d’un facteur 8 (Figure 1). Mais, en un peu plus de deux siècles, cette consommation s’est profondément diversifiée. Si, en 1800 la biomasse fournissait la force motrice, à partir de 1850 sont progressivement apparues les utilisations du charbon puis du fuel. Il faut attendre le 20ème siècle pour mobiliser de surcroît celle du gaz, puis de l’énergie nucléaire et des différentes formes d’énergies renouvelables dont certains ne veulent décidément pas au 21ème siècle.
Les énergies renouvelables : nous en déjà une longue expérience !
Avant le dix-neuvième, pour produire de l’énergie, Homo sapiens mobilisait essentiellement sa force musculaire et la force animale. L’énergie déployée par les chevaux a connu une utilisation massive durant des siècles. Ainsi, en 1879, les 38 lignes d'omnibus de Paris requéraient l'entretien de 16 500 chevaux[4]. La puissance animale a longtemps impacté notre imaginaire, de sorte qu’elle a même servi de référence pour exprimer celle des machines de propulsion à vapeur ou des moteurs à combustion. La nouvelle unité de puissance, le watt, a été définie par un équivalent cheval, le cheval-vapeur (ch). Un cheval-vapeur électrique européen vaut 735,5 watt (l’équivalence est sensiblement différente en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis).
Figure 2. L’énergie du vent est utilisée par l’homme de très longue date. A gauche: un moulin hollandais des temps anciens, toujours opérationnel. Il témoigne de l’utilisation de l’énergie éolienne notamment pour l’irrigation. A droite, des éoliennes de la commune de Plouarzel (Finistère). Elles alimentent le réseau électrique national depuis la fin du 20ème siècle.
L’Histoire nous rappelle que nous avons déjà une longue expérience des énergies renouvelables, ce qu’au 21ème siècle, ce nous semblons avoir oublié. Par exemple, l’énergie éolienne et hydraulique au fil de l’eau est utilisée depuis très longtemps à travers le monde. Dès l’an 620, l’exploitation de « moulins à vent » pour l’irrigation est attestée pour la Perse. De tels moulins sont également apparus à la même époque dans l'actuel Afghanistan, dans la province du Khorassan, surnommée l’« ancienne ville des moulins ». Lors des croisades, les Européens découvrent l’ingéniosité des populations moyen-orientales en matière d’extraction de l’énergie au fil du vent et de l’eau, et ramènent ce savoir-faire chez eux. En France, à partir du 11ème siècle, s’installent nombre de moulins mus par le vent et par l’énergie hydraulique. Au 16ème siècle, leur développement est spectaculaire[5]. Ces moulins supportent principalement l’activité meunière, mais fournissent également l’énergie nécessaire aux scieries et aux activités de tissage.
L’Espagne garde un témoignage littéraire de l’utilisation extensive de l’énergie éolienne au début du 17ème siècle : chacun se souvient des charges homériques de Don Quichotte, le chevalier-héros de Miguel de Cervantès, contre les innombrables « moulins à vent » situés non loin de la ville de Tolède, ancienne capitale nationale, dans la région de La Mancha.
Au 19ème siècle, la Bretagne comptait plus de 8 000 moulins à vent et hydrauliques (5), presqu’autant que la France compte d’éoliennes en 2020[6]. En un sens, en soutenant le développement de ces nouveaux moulins à vent cette région revient à ses premières amours…
Qui s’oppose à une transition rapide vers les énergies renouvelables ?
Jean-Baptiste Fressoz raconte l’« histoire symbiotique de l’énergie » qu’illustre la Figure 1. Jusqu’à présent l’utilisation accrue des combustibles fossiles n’a pas fait disparaître celle du charbon. Il souligne que « matières et énergies sont liées entre elles, croissent ensemble, s’accumulent et s’empilent les unes sur les
autres ».
Pour lui, il n’y a jamais eu et il n’y aura pas de transition énergétique. Le GIEC aurait donc tout faux quand il écrit qu’au 21ème siècle « la transition énergétique pourrait avoir lieu bien plus rapidement que par le passé[7] ». Une lecture réductrice de l’ouvrage de Fressoz, dont certains médias sont spécialistes, amènerait à conclure que, comme cela ne s’est jamais fait, il est inutile de commencer et de gaspiller notre temps et nos énergies en s’engagent dans cette voie…
Figure 3. Les lobbies pétroliers et gaziers à l’œuvre
En fait, c’est le cheval de bataille enfourché par les compagnies pétrolières et gazières. Depuis le milieu du 20ème siècle, elles sont parfaitement conscientes des conséquences climatiques de la combustion de leurs hydrocarbures. Mais, pour sauvegarder leurs profits, avec beaucoup de cynisme, elles font un intense lobbying auprès des gouvernements et des opinions, prétendant que les conséquences néfastes du changement climatique sont largement exagérées. La COP 28 de Dubaï (voir Air du temps du 1er février 2024) ne les a visiblement pas ébranlés. Lors de la réunion de mars 2024 la CERAWeek de Houston (Texas), le « Davos » du pétrole, organisée sous la houlette du PDG d’ExxonMobil, Darren Woods, la déclaration d’Amin Nasser (voir ci-dessus), a été applaudie par le gotha mondial des hydrocarbures[8].
Figure 4. Approches innovantes pour s’adapter au changement climatique. La transition énergétique et écologique peut s’organiser en coordonnant les efforts pour la recherche de solutions basées sur la nature, les approches politiques et planificatrices (approches top-down), les approches communautaires (approches bottom-up), et les innovations technologiques. Crédit : Faster Capital[9].
Pour s’adapter au changement climatique dans le tiers monde la FAO propose (Figure 4) une stratégie alliant des solutions basées sur la nature, des approches politiques et de planification, des approches communautaires, et des innovations technologiques. Détournant ce schéma vertueux, des lobbyistes (notamment à l’extrême droite) continuent à développer l’idée qu’il n’y a nul besoin d’une transition énergétique car les innovations technologiques à elles seules résoudront tous les problèmes climatiques[10]. Selon eux, inutile donc de s’engager dans une transition énergétique et écologique qui menace les profits à court terme tant dans le domaine de l’énergie que dans celui de l’utilisation de l’eau et de la production de nourriture[11].
La responsabilité écrasante des pays de l’hémisphère nord
Si Jean-Baptiste Fressoz a raison d’écrire que « face à la crise climatique on ne peut plus se satisfaire …d’une transition vers les renouvelables qui verrait les fossiles diminuer en part relative mais stagner en tonnes… », promouvoir l’idée que les obstacles sont insurmontables pour passer à une société plus sobre, c’est nier la possibilité d’engager une nécessaire transition énergétique et économique rapide comme le recommande le GIEC. Ne rien faire c’est prendre le risque de conflits mondiaux majeurs. En effet, face au changement climatique tous les pays ne sont pas égaux. Les pays du Sud sont particulièrement vulnérables aux effets de ce changement (Figure 5), et ceci à court terme
Figure 5. Vulnérabilité au changement climatiques (Crédit : Le Monde diplomatique octobre-novembre 2019).
Si l’ouvrage de Jean-Baptiste Fressoz est donc intéressant, il manque cependant de perspective en ne soulignant pas la responsabilité écrasante de six pays (ou zones économiques) principaux émetteurs de gaz à effet de serre (Fig. 6) : la Chine, les Etats-Unis, l’Europe (UE + GB), l’Inde, la Russie et le Japon, dans la perturbation climatique globale. Vis-à-vis du reste de l’humanité, leur responsabilité est donc écrasante dans la mise en œuvre concrétisation de la transition énergétique et écologiques si nous voulons approcher les objectifs de la COP 28 (élévation moyenne limitée à 2°C à la fin de ce siècle).
Figure 6. Les principaux pays ou régions émetteurs de gaz carbonique. On notera sur la Figure 6 les tendances négatives de l’évolution des émissions de CO2 pour les Etats-Unis et l’Europe depuis quelques décennies, et l’envolée parallèles des émissions de la Chine. Mais ces tendances sont, pour une bonne part, illusoire. La Chine est en effet productrice mondiale par excellence de produits manufacturés achetés par les autres nations qui en quelque sorte transfèrent leur production de CO2 à la Chine (Crédit : Global Carbon Project and Wikipedia[12]).
Des instruments de politique publique doté de moyens conséquents
« La transition est (devenue) l’idéologie du capital au 21ème siècle », écrit Jean-Baptiste Fressoz en conclusion de son ouvrage. « Grâce à elle, le mal devient le remède, les industries polluantes, des industries vertes en devenir, et l’innovation, notre bouée de sauvetage ». « Il ne faudrait pas que les promesses technologiques d’abondance matérielle sans carbone se répètent encore et encore, et que, avoir franchi le cap des 2°C dans la seconde moitié de ce siècle, elles nous accompagnent tout aussi sûrement vers des périls plus importants ». Il n’a pas tort.
Il reconnait par contre volontiers que « la sobriété est la clé. Il est indispensable de reconnaître qu’une des questions centrales est le niveau de production »[13]. C’est bien pour cela qu’il est urgent d’évoluer vers une société sobre comme le recommande le plus récent rapport de l’IPCC (GIEC)[14] (cf. l’Air du temps du 1er février 2023). Ce rapport nous décrit dans le détail les mesures à prendre dans tous les secteurs (énergie, industrie, transport, habitat, constructions, urbanisme, agriculture…), pour adopter de nouvelles pratiques et je ne le reprends pas ici.
Autrement dit nous savons ce qu’il faut faire, nous avons les moyens de réorienter la société dans le sens d’un d’une société plus sobre à l’échelle globale, mais nous ne le faisons pas. Car s’engager dans un vrai processus de transition énergétique et écologique (ce qui dans le cas de la France passe par une réduction de 40% de nos consommations d’énergie d’ici à 2050) c’est ébranler des équilibres financiers bien établis, avec une réduction drastique des revenus des plus riches. C’est vrai pour le système économique capitaliste obnubilé par la rentabilité à court terme, tant dans les régimes démocratiques que dans les régimes dictatoriaux.
Incontestablement il faut en priorité combattre l’influence des lobbies économiques et conservateurs. Pas simple dans un monde baigné par les théories de Milton Friedman, le chantre du libéralisme monétariste et de l’effacement du rôle de l’état dans le contrôle de l’économie.
Si nous voulons conduire une transition énergétique et écologique rapide et conséquente, les états doivent reprendre la main sur les orientations économiques majeures. Cela passe par la création d’instruments de politiques publiques avec un financement conséquent à la clé. Actuellement, les flux financiers sont 3 à 6 fois inférieurs au niveau nécessaire d'ici 2030 pour limiter le réchauffement à moins de 2°C. L’écart entre investissement actuel et investissement nécessaire est plus grand dans les pays en développement, pourtant plus vulnérables (cf. Figure 5) mais, au niveau mondial, le GIEC estime qu’il y a suffisamment de capitaux et de liquidités disponibles pour combler ces écarts.
L’évolution de l’Union européenne, engluée dans les théories libérales, est inquiétante. Elle vient d’adopter un nouveau pacte de stabilité qui se caractérise par des coupes budgétaires et ne se donne décidément pas les moyens d’action pour alimenter la transition. De plus, l’option d’un taux d’intérêt préférentiel pour soutenir les financements climat, s’il fait son chemin dans l’UE[15][16], ne fait toutefois pas l’unanimité. Enfin, l’UE se refuse à instaurer un impôt européen sur les grandes fortunes (Figure 7) ce qui permettrait pourtant et notamment de financer la lutte pour la transition énergétique et écologique [17].
Motiver les citoyens pour une société plus sobre
Mais l’action au niveau des états et de la sphère économique ne suffira pas. Il faut aussi convaincre et motiver les individus. L’un de mes lecteurs m’écrit que, ce qui manque aux nombreux projets de transition énergétique et écologique (dont celle de Jean-Marie Jancovici[18]), « c’est la démonstration qu’on peut avoir un niveau de confort et de qualité de vie équivalent à celui d’aujourd’hui en consommant deux fois moins d’énergie fossile. » Il a tout à fait raison. Cela s’appelle un vrai projet politique pour une société sobre et un développement durable au niveau local et global.
Face aux transformations sociétales inévitables, les médias et les réseaux ressassent à loisir des analyses génératrices d’angoisse climatique et écologique. Ce qui pousse les électeurs vers les choix corporatistes et d’extrême-droite. Il faut décidément mettre l’accent sur les côtés positifs de l’évolution vers une société plus sobre et plus équitable, comme nous l’avions fait à l’époque dans la démarche Alter[19]. Nous y reviendrons.
[1] Jean-Baptiste Fressoz. Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie. Editions Eocène Seuil (2024).
[2] https://www.weforum.org/agenda/2022/04/visualizing-the-history-of-energy-transitions/
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Cheval-vapeur
[5] Le Télégramme. L’époque où les moulins tournaient à plein régime. 16 juin 2023.
[7] IPCC, Climate Change 2022. Mitigation of Climate Change, chapitre II.
[11] https://www.fao.org/fao-stories/article/fr/c/1234266/
[13] https://reporterre.net/Jean-Baptiste-Fressoz-La-transition-energetique-n-a-pas-commence
[14] https://www.ipcc.ch/report/sixth-assessment-report-working-group-3/
[15] Alternatives économiques, n°445, avril 2024, p. 20. Faut-il un intérêt vert pour booster la transition ?
[16] https://journal.lemonde.fr/data/3764/reader/reader.html?t=1716460194595#!preferred/0/package/3764/pub/5278/page/11
[17] Alternatives économiques n°45, avril 2024, p. 26. Les grandes fortunes ne paient pas leur part.
[18] Jean-Marie Jancovici, https://theshiftproject.org/
[19] Le Projet Alter Breton, 1979. Editions Le combat socialiste. Vivre au pays.