Air du temps
REFLEXION SUR L'EVOLUTION DU MONDE
1er septembre 2024
Quel avenir pour l’Institut Polaire ?
Résumé :
Les régions polaires sont d’un enjeu majeur, non seulement pour le climat et la biodiversité, mais aussi au niveau géopolitique. Malgré l’excellence des recherches polaires, l’Institut Polaire français est une agence de moyens et de compétences mal dotée et affaiblie, menacé d’intégration dans Ifremer. Il est temps de s’interroger sur la pertinence des choix politiques du passé et de changer de cap.
Figure 1. L’Institut Polaire Français, Paul Emile Victor (IPEV) implanté à Plouzané près de Brest (Finistère) depuis 1992. Agence de moyens et de compétences il repose sur l’activité d’une quarantaine de personnes au total qui gèrent les moyens nécessaires à l'organisation des expéditions scientifiques, pour les six bases scientifiques françaises déployées dans les régions polaires nord et sud (crédit IPEV).
L’hiver austral 2024 est anormalement chaud dans l’Antarctique[1]. L’Arctique se réchauffe 4 fois plus vite que le reste du monde[2]. Observer et comprendre le changement climatique aux pôles est décidément crucial pour l’humanité.
En novembre 2023, à l’issue de One Polar Polar Summit le président de la République annonçait un investissement d’un milliard d’euros à l’horizon 2030 pour les pôles, accréditant l’idée que l’Institut polaire français (l’IPEV, Figure 1) allait enfin sortir de l’ornière dans lequel il est enlisé depuis plusieurs années. Mais dès le 29 mars 2024 le Ministère de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur annonçait l’intégration des personnels de l’IPEV dans Ifremer, l’institut français de recherche pour l’exploitation de la mer, l’un des acteurs majeurs du monde maritime.
Le bouleversement politique par laquelle la France est en train de passer bloque, au moins transitoirement, le processus en cours. Après avoir fait un rapide panorama des recherches polaires dans le monde et un bref historique de l’histoire de l’IPEV je rappelle l’importance des enjeux polaires et montre pourquoi la mise sous cloche de l’IPEV sous l’ombrelle de l’Ifremer serait une erreur géopolitique majeure.
1. Panorama polaire international
Figure 2. Gauche : Le Polarstern, navire de l’Alfred Wegener (AWI) Institut de recherche polaires et marines (Bremerhaven, Allemagne) en opération dans l’océan Arctique (crédit : AWI) ; droite : le James Clark Ross du British Antarctic Suvey (BAS) opére aux Malouines et dans la péninsule Antarctique (crédit : Igor).
L’étude des zones polaires arctique et antarctique, clefs pour la régulation thermique de la planète Terre et pour le contrôle du gaz carbonique atmosphérique, est un enjeu majeur de la recherche au niveau international.
De longue date, de nombreuses nations en Europe, en Amérique, en Asie et dans les pays du Sud y ont investi des moyens importants. En Europe par exemple, l’Allemagne se distingue avec la création de l’Alfred Wegener Institute (AWI) installé à Bremerhaven, port de la mer du Nord. Bénéficiant d’un budget de 53 millions d’euros, il opère avec son brise-glace le Polarstern (Figure 2) en Arctique (Svalbard et campagnes transpolaires) et en Antarctique (campagnes en mer de Weddell et support de la base Neumayer). La Grande-Bretagne dote d’un budget analogue le British Antarctic Survey, basé à Cambridge. Son brise-glace, le James Clark Ross (Figure 2) opère principalement dans la péninsule antarctique (au sud du cap Horn) et aux îles Malouines. Parmi les pays du Sud, en Australie, l’Antarctic Division gère 88 millions d’euros. Son brise-glace, l’Aurora Australis basé à Hobart (Tasmanie), opère au large de la Terre de Wilkes (Antarctique) et de l’île Heard (au sud-est des Kerguelen). Des nations majeures comme les Etats-Unis et la Chine, ou le Japon disposent également de moyens polaires importants.
Dans ce panorama international, la France, pourtant implantée (Figure 3) depuis longtemps dans les Terres Australes et Antarctique Françaises et en Antarctide (Dôme Concordia) et au Svalbard (en Arctique), tranche par la modestie de ses moyens polaires : l’Institut polaire français Paul-Émile Victor (IPEV) n’est doté que de 18 millions d’euros.
2. Bref historique de l’Institut Polaire Français
Figure 3. Lieux d’intervention de l’Institut Polaire Français en Arctique et en Antarctique (crédit : IPEV)
L'Institut français pour la recherche et la technologie polaires (IFRTP), créé en janvier 1992, résulte de la fusion des Expéditions polaires françaises (EPF)[3], et des missions de recherche des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Il a pour vocation la mise en œuvre de projets scientifiques, dans des milieux dont les spécificités (climat, isolement etc.) rendent nécessaires des compétences et technologies adaptées. C’est une agence de compétences et de moyens. Dotée d’un statut de Groupement d’intérêt public (GIP), personne morale de droit public dotée d’une structure de fonctionnement légère et de règles de gestion souples, il dispose d’une autonomie de moyens pour gérer la recherche et la logistiques polaires, en étroite collaboration avec les TAAF.
Scientifique polaire depuis 1977 (date de ma première campagne au sud des îles Kerguelen[4]) suivre l’évolution des recherches polaires en France et dans le monde est l’une de mes priorités. J’ai été fortement impliqué dans l’évaluation des affaires polaires au niveau national et international.
Le 1er février 2001, le Rapport d’évaluation du GIP, établi par un comité international que j’ai eu l’honneur de cordonner, notait les « percées scientifiques majeures, à fort rayonnement international » réalisées par les équipes de recherche polaire françaises, et que « seules les équipes de recherche qui se sont profondément investies, et sur de longues périodes, dans le domaine polaire, ont réussi ces percées, les données et séries temporelles des 6 observatoires soutenus par l’IFRTP, ainsi que-celles obtenues à partir des archives sédimentaires, donnant à la communauté nationale un atout unique dans le contexte des études globales. »
Au vu de ce bilan la structure de GIP était confirmée mais d’autres statuts possibles pour les études polaires françaises étaient examinés. En France, la conception qui prévaut chez les directeurs d’opérateurs de recherche (CNRS, universités, …) et au niveau ministériel est qu’ « il n’y a pas de « science polaire » mais de la science en milieux polaires ». L’argument n’est pas nécessairement convaincant car on peut le tenir le même pour les recherches marines ou spatiales, ce qui n’a pas empêché la création du CNEXO puis d’Ifremer, ou du CNES. Quoi qu’il en soit et s’appuyant sur cet argument, et contrairement à de nombreux autres pays (Allemagne, Angleterre, Australie, Japon…) ces opérateurs estiment qu’il n’a pas lieu de créer en France un véritable institut de recherche polaire chargé des moyens logistiques et dotés de laboratoires de recherche, mais un GIP. L’IPEV n’est donc pas un véritable « institut » comme l’AWI, l’un des 15 centres d’excellence scientifiques Helmhotz en Allemagne, ou comme le BAS, qui fait partie du NERC (Natural Environment Research Council, équivalent du CNRS pour la Grande Bretagne). L’IPEV est une agence de moyens et de compétences aux petits effectifs (environ une cinquantaine d’employés, Figure 1) et au budget restreint.
Au vu de l’excellence du bilan scientifique, le comité d’évaluation de 2001 estimait qu’ « la structure de GIP s’est finalement avérée bien adaptée aux objectifs fixés dans l’article 2 du Contrat Constitutif (1992) »[5]. Ce point de vue était confirmé dans l’évaluation synthétique que j’ai réalisée en 2012 à la demande la Direction Générale de la Recherche et de l'Innovation (DGRI) du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. J’y notais que : « La France dispose avec l’IPEV d’un remarquable outil qui remplit efficacement, et avec une forte réactivité, les missions qui lui ont été fixées dans le cadre du GIP... un cadre juridique particulièrement bien adapté au cas de l’IPEV qui repose sur la coopération interorganismes. Il est hautement souhaitable de renouveler le GIP IPEV, voire de le renforcer, car plusieurs de ses moyens logistiques sont actuellement saturés ou à réviser. »
Après plus de 32 années de fonctionnement il est temps de s’interroger sur la pertinence du choix français de créer un GIP polaire plutôt qu’un véritable institut de recherche. On avait pu espérer, après la publication en 2022 de la stratégie polaire française[6] à l’horizon 2030, et la promesse du président de la République de novembre 2023 de mobiliser 1 milliard d’euros pour les pôles et les glaciers[7], à l’issue du One Polar summit[8] que la France allait changer de cap et véritablement soutenir les recherches polaires, mais il n’en est rien.
Tout a été balayé désormais dans le contexte d’un budget national en fort déficit budgétaire et que le courant politique en place avant les élections législatives de juin 2034 n’envisageait d’autres solutions pour se sortir de son désendettement chronique[9] que la réduction drastique des dépenses publiques. Les petites structures comme l’IPEV sont dans le viseur et un projet d’intégration des personnels de l’IPEV dans Ifremer a été annoncé[10].
A l’usage, si une structure de type de GIP a présenté quelques avantages, elle semble cependant trop légère pour résister à des tsunamis de ministères des finances en mal d’économies. Les avertissements successifs sur l’insuffisance des moyens attribués à l’Institut Polaire n’ont guère été écoutés. La situation de l’IPEV est devenue si critique qu’il faut se poser la question de son statut et de sa visibilité pour les experts de Bercy. Il serait en tout cas paradoxal de le rattacher à Ifremer, à un moment où cet institut (au budget de 224 millions d’euros) connait lui-même un déficit de moyens[11].
Espérons que le nouveau gouvernement mis en place en 2024 saura réaliser l’importance des enjeux polaires de la France et au-delà, trouvant d’autres sources de financement que le régime politique précédent, et faisant appel aux acteurs économiques et financiers qui ont été soigneusement préservés d’un impôt raisonnable et qui ne participent que marginalement à l’effort national.[12]
Figure 4. Les manchots sont emblématiques des îles australes et de l’Antarctique. Ils comprennent plusieurs espèces. Ici des manchots royaux (crédit : Igor). La plus grande des espèces, des manchots empereurs a été immortalisée par Luc Jacquet[13] En 18 mn il sont capables de plonger jusqu’à 500 m pour capturer leurs proies (poissons, krill, céphalopodes). L'espèce est bien adaptée pour la plongée, car elle possède une hémoglobine à la structure particulière capable de fonctionner avec de faibles taux de dioxygène.
3. Les enjeux
Qu’est ce qui rend si unique les régions polaires et qui justifie que leur étude est essentielle pour l’avenir de la France et pour le reste du monde ?
Vient incontestablement en tête leur importance dans la régulation et le changement climatique. Depuis le début de l’ère industrielle, les océans polaires ont accumulé 80 % de l’excès de chaleur piégé par les gaz à effet de serre. L’océan austral à lui seul en récupère 70 %. Ce sont également d’importants puits de CO2, et plus particulièrement l’océan Austral qui représente 70% du puits total océanique de gaz carbonique. Ces régions polaires sont directement impactées par le changement climatique. L’Arctique, par exemple, voit sa température moyennes monter 4 fois plus rapidement que le reste de l’océan mondial[14]. Au Groenland et en Antarctique de l’ouest, la fusion en cours des calottes glaciaires risque de contribuer à l’augmentation rapide du niveau de la mer, qui menace de nombreuses régions littorales de France dans les décennies à venir. Pour savoir comment va évoluer la capacité des océans polaires à stocker l’excès d’énergie et de CO2 et pour valider les modèles de prédiction, le développement des observatoires en mer et à terre est absolument vital.
Vient ensuite l’importance des régions polaires, comme sentinelle des changements en matière de biodiversité. « Les pôles abritent une biodiversité foisonnante riche d’espèces endémiques, et souvent dotées de caractères uniques leur permettant de s’adapter à conditions extrêmes (Figure 4). C’est aussi un lieu de migration et de reproduction pour de nombreuses espèces d’oiseaux formant des colonies pouvant atteindre des millions d’individus. Phytoplancton, zooplancton, poissons et crustacés, les eaux glaciales abondent d’espèces-clés dans la chaîne alimentaire, à la base du réseau trophique marin. Pour n’en citer qu’une, le krill, petit crustacé de l’Antarctique, serait l’espèce la plus présente en nombre et en masse sur la planète. Se nourrissant de microalgues, le krill nourrit à son tour les mammifères marins, et notamment le plus grand animal du monde, la baleine bleue »[15].
Enfin, ces régions, et particulièrement l’Arctique, sont devenu d’intérêt géostratégique majeur avec des perspectives économiques à la clef pour l’exploitation de potentielles ressources biologiques et minières et en matière de navigation maritime[16]. La Chine ne s’y est pas trompée. Installée au Svalbard depuis 2004 (Voir Air du temps du 1er février 2021) elle développe de grandes ambitions tant dans l’Arctique[17] que dans l’Antarctique[18].
Conclusion
Grâce au dynamisme de ses explorateurs dans les siècles passés, la France a une chance unique d’être implantée, de longue date, en Arctique et en Antarctique. Elle dispose de chercheurs au top niveau international dans l’ensemble des sciences polaires. Il est temps qu’elle se dote enfin d’un véritable Institut Polaire aux moyens renforcés pour répondre aux défis polaires du 21ème siècle.
[3] créées le 28 février 1947 à l’initiative de Paul-Émile Victor
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Tr%C3%A9guer
[6] https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/strategie-polaire-francaise-93045
[9] https://www.insee.fr/fr/statistiques/8061907
[12] https://journal.lemonde.fr/data/3873/reader/reader.html?t=17205309; https://www.lemonde.fr/economie/article/2023/09/20/un-impot-europeen-sur-les-ultrariches-pourrait-rapporter-plus-de-200-milliards-d-euros-par-an_6190076_3234.html
[13] La marche de l’empereur, Luc Jacquet, https://www.youtube.com/watch?v=ptVk8zE0ucc
[14] https://global-climat.com/2022/02/26/un-rechauffement-quatre-fois-plus-rapide-de-larctique/
[15]https://www.mnhn.fr/fr/les-poles-au-coeur-de-l-urgence-climatique
[18] https://reporterre.net/Le-gigantesque-raid-de-la-Chine-sur-l-Antarctique