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Air du temps

REFLEXION SUR L'EVOLUTION DU MONDE

1er  juin 2025

Voyage au cœur d’une société désirable

 

Une société sobre et décarbonée est-elle désirable ? Ne doit-elle pas, pour cela, prendre en compte les enjeux sociaux et pas seulement économiques et énergétiques ? En traversant la France d’est en ouest je trouve quelques réponses à ces questions dans un récent ouvrage de Dominique Méda.

23 avril 2025. Une conférence sur Jules Verne à Luxembourg[1], à l’invitation de l’Institut Pierre Werner, trouve son épilogue à l’ambassade de France. Le débat porte sur le chaos mondial créé par l’administration de Donald Trump.

 

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Figure 1.

Donald Trump en plein chamboule-tout. / Création I. TREGUER (IA)

La majorité des participants s’inquiète des impacts sur les économies des nations européennes et sur le produit intérieur brut (PIB)[2]. Peu d’intervenants se préoccupent de l’urgence climatique[3] dans laquelle se trouve le vaisseau spatial Terre à bord duquel nous sommes embarqués. S’engager au plus vite vers une société plus sobre et plus décarbonée n’est visiblement plus dans nos priorités. En France, nous sommes enfermés dans le piège de la dette publique que nos gouvernants ont créé en refusant de demander aux plus riches de contribuer à l’effort national à la hauteur de leurs revenus[4], bien qu’ils n’ignorent pas que ceux des ultra riches s’envolent et que les inégalités se creusent[5].

Pendant les longues heures de voyage en train qui, dès le lendemain, me ramène à Brest, je m’interroge. Une société sobre et décarbonée est-elle désirable ? Ne doit-elle pas, pour cela, prendre en compte les enjeux sociaux et pas seulement économiques et énergétiques ? Pour trouver des réponses à ces question je relis Une société désirable de Dominique Méda[6]. L’ouvrage de la présidente de l’institut Véblen[7] explore les voies de sortie de trois grandes crises : la crise du travail, la crise de l’Etat providence, la crise écologique. Pour changer de paradigmes, elle propose d’abandonner « le fétichisme de la croissance ». Pour cela les économistes et les gouvernants doivent remettre en cause l’usage du seul PIB comme indicateur du bien-être.

Confortablement assis, je jette un œil à travers la fenêtre sur la topographie tourmentée de la capitale du grand-duché. Quittant la faille de quarante mètres où s’écoule la rivière Pétrusse, nous voici rapidement immergés dans la dense forêt des Ardennes. Le TGV file en direction de Paris, avec de courtes escales à Thionville, puis à Metz. Au fur et à mesure des progrès de ma lecture, je prends des notes, me disant que je les mettrais en forme ultérieurement. C’est le résultat de cette remise en forme que vous avez sous les yeux.

 

Dépasser le PIB 

Si l’on en croit les économistes classiques une nation heureuse est celle qui entretient une croissance, mesurée par le PIB devenu une norme universelle. Le PIB par tête est l’indicateur majeur qui permet de comparer les pays (Figure 2).

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Figure 2. Au-delà d’un certain niveau, l’espérance de vie n’est plus liée à celui produit intérieur brut par tête (crédit : https://www.alternatives-economiques.fr/pib-habitant-esperance-de-vie-2004-pays-0110201064790.html)

 Somme des valeurs ajoutées des activités marchandes et non marchandes, le PIB comprend également l’ensemble des services rendus par les administrations. Il n’est pas inintéressant. Mais il est critiqué par de nombreux économistes, dont ceux qui animent la revue Alternatives économiques, à laquelle je suis abonné, depuis sa création par Denis Clerc en 1980. 

Résumons :

1. Le PIB ne prend pas en compte les très nombreuses activités essentielles à la reproduction de la vie sociale (travail domestique, activités familiales, bénévolat, etc…).

2. Toutes les productions même les plus toxiques sont comptées pour calculer le PIB. Ainsi, alimenter les guerres en cours qui induisent des destructions massives (cf. les bombardements par la Russie de l’Ukraine, ou ceux de Gaza, du Liban, de Syrie par Israël), c’est juste génial pour les cyniques, car la reconstruction c’est bon pour le PIB.

À la gare de Metz, les derniers sièges vides de mon compartiment se remplissent rapidement, visiblement occupés par des femmes et des hommes au bagage léger qui montent travailler à Paris. Ils et elles s’installent, vite absorbé(e)s par leur travail. Nullement gênée par le tangage du véhicule, une petite fille au teint coloré fait en courant le va et vient dans le couloir, sous l’œil attentif de sa maman.

3. Le PIB ne prend pas en considération l’évolution de patrimoines critiques (patrimoine naturel, santé sociale) affectés par les opérations de production et de consommation. Une société peut donc avoir un fort taux de croissance du PIB avec de fortes inégalités et un patrimoine naturel dévasté.  Par exemple, des événements dramatiques directement en relation avec le changement climatique (les inondations à répétition que connaît l’Europe et les gigas feux qui ravagent la Californie) sont, de ce point de vue, une excellence chose, car il y aura du business à faire ensuite et cela fera grimper le PIB.

Les longues plaines cultivées de la Beauce, parsemées de rares bosquets, où faune et avifaune peuvent trouver refuge, s’étalent sous mes yeux. Comme rien n’accroche mon regard, je me replonge dans ma lecture.

Donc, vive la croissance ? Ce n’est pas si simple car, contrairement à ce que l’on pensait au 19ème siècle et pendant une bonne partie du 20ème, les ressources naturelles, qu’elles soient biologiques ou minières, s’avèrent limitées. Dès 1972 Denise Meadows attire l’attention du néerlandais Sicco Mansholt, vice-président de la Commission Européenne (CE) chargé de l’agriculture. Ceci amène ce dernier à écrire au président de la Commission pour préconiser une bifurcation radicale de l’Europe, seule à même, selon lui, à éviter une crise majeure. Il préconise de réduire drastiquement la consommation, en particulier celles des personnes les plus aisées et des pays les plus riches, et d’organiser un transfert important de richesses des pays du Nord vers les pays du Sud. Devenu président de la CE (1973-1974) il ne parviendra pas faire triompher ses idées, en raison de la crise économique dû au premier choc pétrolier. Il faudra attendre les années 1990 pour que les critiques de la croissance à tout prix prennent de l’ampleur[8].

Me voici arrivé au terminus de mon premier TGV. A la gare de Paris-Est, la foule des voyageurs se répand sur les quais. Je gagne la station de métro pour, par la ligne 4, atteindre Montparnasse, où m’attend le deuxième TGV. Direction : Brest.

L’empreinte carbone par habitant

Me voici, bien calé de nouveau au fond de mon siège, dans un compartiment pratiquement plein. Des passagers, majoritairement jeunes, qui ne quittent pas une seconde leur miroir électronique, attitude évidemment défavorable à l’échange avec les voisins. La cheffe de train SNCF félicite les voyageurs d’avoir adopté le moyen de transport « le plus écologique ». Le TGV s’élance dans la direction de Rennes. Je reprends ma lecture.

Sans savoir si les investissements massifs que nous devons consacrer à la transition énergétique et écologique ne conduiront pas à un surcroît temporaire de croissance, Dominique Méda plaide pour la prise en compte de quelques indicateurs non monétaires complémentaires, comme par exemple l’empreinte carbone et l’indice de santé sociale. Je me connecte sur internet pour en savoir plus.

J’ouvre le lien ci-dessous, particulièrement utile pour suivre, depuis le début de l’Anthropocène, l’évolution entre les émissions de CO2 par individu et le PIB par tête dans différents pays du monde : CO₂ emissions per capita vs. GDP per capita, 2022

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Figure 3. Empreinte carbone par habitant (en tonnes de CO2) au niveau mondial, en 2019 (Crédit : Commission européenne, calculs Statista).

Les pays les plus peuplés et industrialisés sont les plus pollueurs. Les trois plus gros émetteurs de CO2 sont la Chine (33% des émissions, en grande partie dues à l’exportation de biens de consommation et à sa dépendance au charbon bien qu’elle soit en tête de la production d’énergie éolienne et solaire), les États-Unis (13%), l’Inde (7.0% des émissions totales)[9]. L’Allemagne est le pays européen qui émet, au moins provisoirement, le plus de CO2, en raison de sa forte dépendance au charbon après l’abandon du gaz russe ; mais elle progresse rapidement en matière d’énergie décarbonée et non nucléaire. La France fait un bon score, grâce au nucléaire et aux énergies renouvelables. Je milite pour que ces dernières poursuivent leur croissance, tardivement engagée, avec les moyens adaptés pour le stockage de l’électricité, ce qui n’est pas encore le cas. Je suis en effet résolument défavorable au développement de la production d’électricité par  l’énergie nucléaire[10]. C’est vraiment une énergie du siècle passé qui, bien que décarbonée, cumule de nombreux inconvénients :

1. Elle ne garantit aucune indépendance nationale pour l’approvisionnement en uranium,

2. C’est une filière industrielle lourde, chère, non flexible,

3. Pour des raisons de sécurité elle est incompatible avec une société décentralisée.

4. Le démantèlement des centrales exige un temps très long, de l’ordre d’un demi-siècle,

5. Pour leur refroidissement, ces centrales consomme environ 12 % de la consommation totale en eau de la France[11],

6. Cette énergie génère des déchets radioactifs dont nous confions la gestion et la disparition aux générations futures, ce qui est irresponsable.

Il est important de différencier l’inventaire national, soit l'ensemble des gaz à effet de serre émis sur le territoire national divisé par le nombre d'habitants, de l'empreinte carbone qui comprend l’ensemble des activités et pas seulement les émissions directes de CO2[12]. Dans le cas de la France, son inventaire national par habitant s'élevait à 6,4 tonnes de CO2 par an en 2018, alors que son empreinte carbone équivalait à 11,2 tonnes de CO2 par an. Or, pour limiter le réchauffement climatique à 1.5 degré d'ici 2050, nous devons tendre vers 2 tonnes par an et par personne. Les trois pays les plus pollueurs par habitant sont tous les trois situés dans la péninsule arabique, en raison de la part importante de l’industrie pétrolière dans leur économie et de leur faible population. Si l’Inde est le troisième pays le plus pollueur au dioxyde de carbone, elle n’apparaît pas dans le classement des 10 pays les plus pollueurs par habitant. En effet, elle investit dans le développement des énergies renouvelables.

Nous voici en gare de Rennes. Récemment restaurée, elle est devenue très fonctionnelle. De nombreux passagers descendent dans la capitale de la Bretagne. De l’autre côté du couloir vient s’assoir une élégante jeune femme aux bras nus, à la droite de laquelle s’installe un homme aux cheveux blancs, svelte, sac à dos à l’épaule. Je capte furtivement son regard duquel émane une certaine béatitude.

L’indice de santé sociale

L'Indicateur de Santé Sociale (ISS), c’est le troisième indicateur dont l’usage est recommandé par Dominique Méda. En un sens, l’ISS est un concentré des grands problèmes sociaux contemporains. Il répercute en effet les différentes dimensions de la santé sociale d'un territoire : l'éducation, la santé, le logement, la justice, le revenu, le travail-emploi et le lien social. C’est aussi un outil de mesure de la richesse non-monétaire : l’enjeu est de prendre en compte d’autres données que celle du PIB par tête afin de rendre compte de la santé et du développement d’un territoire. La figure ci-dessous révèle que que les territoires les plus « riches » n’ont pas nécessairement la meilleure santé sociale[13].

 

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Figure 4. Répartition de l’indice de santé sociale (ISS) dans les provinces françaises ; le schéma de droite fait apparaître les différents éléments qui entrent dans le calcul de l’ISS (crédit https://www.lelabo-ess.org/l-indicateur-de-sante-sociale-iss)

On observe une différence importante entre le classement inter-régional de l’ISS et celui en fonction du PIB par tête. Si l’Ile-de-France et la Provence-Alpes-Côte-d’Azur se placent en tête en termes de richesse économique (respectivement, première et troisième au classement), elles sont bien loin au classement de la santé sociale (17e et 19e). De même, le Nord-Pas de Calais est 16e au classement du PIB/tête mais dernier du point de vue de l’ISS. Au contraire, le Limousin est 19e sur 22 pour le classement économique, mais largement premier en ce qui concerne la santé sociale.

En traversant l’Ille-et-Vilaine, internet m’apprend que ce département a entamé une démarche de construction d’un indicateur de santé sociale en 2012 : quatre ans plus tard, cela a permis de cartographier les territoires du département et d’établir une distinction entre les besoins des territoires ruraux (dont la santé sociale se dégrade du fait d’une offre faible en termes de services sociaux et médicaux et de mobilité) et ceux des territoires urbains (dont la santé sociale faible est liée aux questions d’emploi, de revenus et d’éducation).

À la hauteur de Lamballe, m’apparaissent des paysages de bocages, décidément très différents de ceux de l’est de la France. Je me dis que mon périple à bord d'un moyen de transport à empreinte carbone, de Luxembourg à Brest, via Paris, m’a fait traverser des régions au PIB et à l’ISS très contrasté. Je réside décidément dans une région où il fait bon vivre !

Au niveau mondial, on préfère utiliser l'indice de développement humain (IDH), calculé chaque année par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). L'IDH évalue le niveau de développement des pays, en se fondant non pas sur des données strictement économiques, mais sur la qualité de vie de leurs ressortissants. Et si on mesurait le bonheur plutôt que la richesse ? C’est l’idée qui a traversé l’esprit du roi du Bhoutan, en 1972. Le concept du Bonheur national brut (BNB) était né, calqué sur le Produit intérieur brut (PIB). Depuis, l’idée a fait son chemin, se transformant en véritable indicateur économique, repris sous diverses formes par l’ONU et l’OCDE entre autres. Aujourd’hui, les pays scandinaves font figure de modèles dans ces classements alors que la France cherche à s’emparer de la mesure du bonheur.

Ma voisine, attentive à l’ambiance du compartiment, ne consulte pas son téléphone portable. Elle engage le dialogue avec son voisin de droite. Je prête une oreille indiscrète. Originaire de Brest celui-ci vit en Alaska. Les conditions y sont rudes, dit-il, mais le travail de manque pas et il se déclare heureux. Affirmation rare, dans les temps qui courent. Il s’arrête à Saint-Brieuc pour visiter de vieux amis. Se dirigeant vers la sortie, la face radieuse, il nous salue de la main. Incontestablement, dans ce monde de fous, dévasté par les idées des libertariens en tout genre et par une extrême droite qui, jouant sur les émotions, exacerbe le sectarisme et l’égoïsme, il y a donc toujours des gens qui croient en les forces de l’espoir. Et cela fait chaud au cœur.

J’arrive au terme de ma traversée est-ouest de la France. La gare de Brest approche. Le soleil brille sur une rade ouverte sur le monde. Je me dis que nous devrions exiger du Premier Ministre, ex-commissaire au Plan, qu’il nous démontre que son projet de budget aura des impacts positifs non seulement sur le PIB, mais aussi sur l’empreinte carbone, et sur l’ISS de la France.

Formé depuis mes dix-huit ans par les fondateurs d’Economie et Humanisme[14] je reste intimement convaincu que l’économie peut de se développer au service des hommes et non à celui des intérêts financiers qui, depuis les années 80, ont pris le contrôle des marchés, visant désormais à dominer nos esprits[15].

[1] https://lu.ambafrance.org/Paul-Treguer-Jules-Verne-Planete-Ocean

[2] Le produit intérieur brut est le principal agrégat mesurant l'activité économique d'un pays. Il correspond à la somme des valeurs ajoutées brutes nouvellement créées par les unités économiques résidentes de ce pays une année donnée, évaluées au prix du marché.

[3] https://www.ipcc.ch/assessment-report/ar6/

[4] https://www.alternatives-economiques.fr/six-idees-vraiment-taxer-plus-fortunes/00112819

[5] https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/01/29/les-revenus-des-ultrariches-s-envolent-les-inegalites-se-creusent-selon-une-note-de-bercy_6522115_823448.html?random=1186380190

[6] Dominique Méda, Une société désirable, comment prendre soin du monde, Flammarion (2025).

[7] https://fr.wikipedia.org/wiki/Institut_Veblen

[8] Guy Jacques. Oser la décroissance. L'Harmattan 2015.

[9] r.statista.com/infographie/26414/empreinte-ecologique-carbone-emissions-par-habitant-selon-region-du-monde/

[10] Projet Alter Breton. Editions Combat Socialiste PSU-Bretagne (1979).

[11] Plus de la moitié de l’eau prélevée chaque année dans l’environnement en France (cours d’eau, nappes phréatiques, etc) sert à refroidir les centrales nucléaires de production d’électricité. Mais seuls 2,6 % de ce volume est considéré comme consommé, https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/04/01/usines-agriculture-eau-potable-quelles-quantites-d-eau-sont-prelevees-et-consommees-par-secteur_6167836_4355770.html

[12] https://www.hellocarbo.com/blog/reduire/empreinte-carbone-definition/

[13] https://www.lelabo-ess.org/l-indicateur-de-sante-sociale-iss

[14]https://www.google.com/urlsa=t&source=web&rct=j&opi=89978449&url=https://fr.wikipedia.org/wiki/%25C3%2589conomie_et_humanisme&ved=2ahUKEwjWm42Hwo6NAxXVUKQEHXJsCWcQFnoECAkQAQ&usg=AOvVaw1WIeVvVQq6dufN3HjxOKMa

[15] Anne-Laure Delatte. L’état droit dans le mur, rebâtir l’action publique, Fayard (2023) ; Guiliano de Eempoli. L’heure des prédateurs. Gallimard (2025).

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