Air du temps
REFLEXION SUR L'EVOLUTION DU MONDE
1er juillet 2024
L'océan est-il le maître du climat(1) ?
Quelques-uns des chercheurs et techniciens français qui ont contribué aux premières campagnes océanographiques d’étude des impacts du changement global sur l’océan (International Geosphere Biosphere Program) : Guy Jacques (CNRS, Banyuls-sur-Mer), Jean Morvan (ENSCR, Rennes), Annick Masson (IUEM-UBO, Brest), Christophe Rabouille (CEA, Gif-sur-Yvette), Paul Tréguer (IUEM-UBO, Brest).
Résumé :
Située dans la galaxie de la Voie lactée, notre planète a une signature spatiale unique. C’est la planète bleue. L’océan régule le climat. Il absorbe la grande majorité de la chaleur générée par l’excès d’effet de serre, et une bonne part des émissions de gaz carbonique engendrées par les activités humaines. Pour parvenir à la neutralité carbone, il nous faut changer de cap et mettre fin à l’utilisation des énergies fossiles. Pour cela, nous pouvons bénéficier du fort potentiel de l’océan en matière d’énergies renouvelables.
Ci-dessous, quelques extraits de l’ouvrage « L’océan est-il le maître du climat ?1 », récemment publié par les éditions Apogée. Abondamment illustré, cet ouvrage intéressera toutes celles et tous ceux qui veulent en savoir plus sur la façon dont l’océan joue un rôle dans la régulation du changement climatique et sur ses limites.
L’ océan régule le climat
Le système thermique de la planète Terre est en principe à l’équilibre à l’échelle annuelle, ce qui signifie que le flux d’énergie (solaire) reçue à la surface de la planète et de son atmosphère (235 watts par mètre carré) est exactement équilibré par le flux d’énergie (infrarouge) renvoyée par la planète et son atmosphère vers l’Espace. La température moyenne de la Terre et de l’océan global correspondant à cet équilibre stationnaire est de 15 °C. À noter, l’importance de l’effet de serre naturel. Les molécules de l’atmosphère qui comportent au moins 3 atomes (H2O, CO2, CH4…) entrent en résonance avec le rayonnement infrarouge émis par la Terre et limitent son renvoi vers l’Espace. Sans cet effet de serre naturel, la température d’équilibre de la surface de la planète serait de -18 °C. Vue de l’espace, la Terre apparaîtrait alors comme une boule de glace.
Depuis le début de l’Anthropocène (vers 1750), le mode de développement économique, adopté par la majorité des Homo sapiens, modifie progressivement, mais massivement l’environnement à l’échelle planétaire. L’homme utilise désormais le stock de matières combustibles (charbon, hydrocarbures liquides et gazeux) enfoui dans les profondeurs de la Terre pour produire de l’énergie et pour les transports de toute nature. Ces activités, la production de bétons et de ciments pour les constructions immobilières, la modification de l’utilisation des sols et l’agriculture intensive, libèrent de grandes quantités de gaz à effet de serre (gaz carbonique, méthane, protoxyde d’azote, ozone …) dans l’atmosphère. L’ensemble augmente donc l’effet de serre naturel avec un effet thermique à la clé.
L’océan est-il capable d’absorber l’excès de chaleur due aux activités humaines par l’océan? La réponse est oui. Karina von Schuckmann[2] du réseau Mercator a montré qu’environ 90 % de cet excès de chaleur est capté par l’océan global (cf. Figure 1). En raison de sa capacité calorifique élevée, l’eau est en effet un excellent conducteur thermique.
Figure 2 : Où passe l’excès de chaleur dû aux gaz à effet de serre émis dans l’atmosphère? En grande majorité (89%) dans l’océan superficiel et profond, les continents n’en captant que 6% et la cryosphère (les glaciers), 3%.
En gras, les chiffres d’absorption pour la période 1971-2018, en caractères normaux pour la période 2010-2018. (crédit : Katarina van Schuckmann2).
L’ océan absorbe naturellement le gaz carbonique de l’atmosphère. Est-il capable d’absorber l’excès de gaz carbonique que rejettent les activités anthropiques ? La réponse est oui, mais partiellement.
Figure 3. Le cycle du carbone à l’Anthropocène : flux de carbone annuels moyens (avec marge d’incertitude) en 2010-2019. La combustion des hydrocarbures et de la production de ciments génèrent un flux de +9,4 GT-C/an, et la modification de l’utilisation des sols (déforestation, utilisation massive d’engrais pour l’agriculture intensive) un flux de +1,6 Gt-C/an. Au total, le flux dû aux activités humaines est de 11.0 Gt-C/an. La biosphère terrestre en absorbe 3,4 et l’océan (pompe physique et biologique) 2,5 Gt-C/an). L’atmosphère accumule donc le reste, 5,1 Gt-C/an, et la teneur en CO2 atmosphérique augmente (d’après IPPC AR6[3]).
Au cours de la précédente décennie (Figure 3), le mode de développement économique a génèré un flux de 9,4 GT-C/an du fait de la combustion des hydrocarbures et de la production de ciments, et de 1,6 Gt-C/an en raison de la modification de l’utilisation des sols (déforestation, utilisation massive d’engrais pour l’agriculture intensive), soit au total 11.0 Gt-C/an. La biomasse terrestre et l’océan représentent des puits nets de CO2 atmosphérique, de 3,4 et 2,5 Gt-C/an soit respectivement (3.4/(9.4+1.6)=) 31 %, et (2.5/(9.4+1.6)=) 23 % du flux total de CO2. Le reste du CO2 rejeté par les activités humaines s’accumule dans l’atmosphère (+47 % depuis le début de l’Anthropocène) et la teneur en gaz carbonique de l’atmosphère augmente de façon spectaculaire. Avant la période industrielle, l’océan était une source de CO2 pour l’atmosphère. À l’Anthropocène, il est devenu un puits de CO2. En absorbant environ le quart des émissions anthropiques de CO2, l’océan modère donc le changement climatique.
Mais l’océan est impacté par le changement climatique
L’excès de chaleur engendré par l’augmentation des gaz à effet de serre rejetés par les activités humaines réchauffe la surface de la planète et les eaux superficielles de l’océan à l’échelle globale. La température moyenne globale a augmenté de plus de 1 °C par rapport au début de l’ère industrielle. L’augmentation de cette température est particulièrement nette au cours de la deuxième moitié du vingtième siècle et au début du vingt et unième siècle. Ainsi, de 1971 à 2010, la température des eaux de surface de l’Atlantique nord s’est accrue de 0,3 °C. Grâce aux flotteurs-profileurs Argo[4] nous savons que ce réchauffement est également transféré vers les eaux océaniques profondes, particulièrement via les plongées d’eau de l’Atlantique nord. Les sondes Argo plongent aujourd’hui jusqu’à 3 000 m de profondeur. Donc l’eau de mer se réchauffe et les données montrent que ce réchauffement est en train de s’étendre jusqu’aux abysses. Cette augmentation de la température de l’océan fait que l’eau de mer se dilate. Le niveau de la mer monte, d’autant que se rajoute à cet effet de dilatation celui de la fusion de glaciers terrestres et même celle des calottes polaires (Groenland et Antarctique). Selon les différents scenarios d’émissions de gaz à effet de serre il n’est pas impossible que l’augmentation du niveau moyen de la mer dépasse un mètre à la fin de ce siècle (3).
Figure 4. Évolution du pH de l’eau de mer dans l’océan mondial (figure supérieure) et à trois stations fixes (figure inférieure) situées dans l’océan Atlantique (BATS et ESTOC) et dans l’océan Pacifique (HOT). Ces séries temporelles (1983-2010) montrent clairement qu’avec l’augmentation de la pression partielle de CO2, le pH de l’océan diminue (crédit: IPPC AR6, réference 3).
La dissolution accrue de gaz carbonique dans l’eau de mer n’est pas sans conséquence. En effet, à la différence du dioxygène, le CO2 non seulement se dissout dans l’eau de mer, mais réagit avec elle pour former de l’acide carbonique (H2CO3) qui, lui-même, se dissocie en ions hydrogénocarbonates ou « bicarbonates » (HCO3–) et en ions carbonates (CO3=) et libère des ions H+. Les réactions acide–base dans l’eau de mer sont très rapides (elles interviennent en un temps de l’ordre de la seconde pour l’hydratation du CO2 et de la microseconde pour les réactions acide-base). L’équilibre de concentration en CO2 entre l’atmosphère et l’eau de mer intervient en quelques mois. Dans l’océan actuel, avec un pH moyen de 8,1, la concentration en bicarbonates domine largement celle des carbonates et celle du CO2 libre dissous. Quand on dissout davantage de gaz carbonique dans l’eau de mer, la pression partielle de CO2 augmente, la teneur en ions carbonates diminue, ainsi que le pH. On dit que l’eau de mer « s’acidifie ». De nombreux organismes à carapaces calcaires sont sensibles aux modifications du pH et des équilibres des carbonates : coraux, bivalves (huîtres, palourdes, moules, etc.), organismes planctoniques (ptéropodes, plusieurs espèces de phytoplancton). Ces organismes seront donc perturbés par l’acidification de l’eau de mer.
L’océan peut nous aider à changer de cap
Figure 5 : L’océan offre un grand potentiel d’énergies marines renouvalables (marémotrice, houlomotrice, hydrolienne, osmotique, thermique)
Avec pour objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050, deux cents États se sont mis d’accord à la COP 28 pour s’engager dans une transition énergétique hors des énergies fossiles. Ils se sont également engagés à tripler l'énergie produite grâce aux énergies renouvelables. L’océan peut, bien évidemment, y contribuer. Son potentiel énergétique est en effet très élevé. Il comprend l’énergie thermique des mers (ETM), domestiquée par Georges Claude il y a plus de 80 ans, l’énergie éolienne en mer à partir de machines fixes ou flottantes, la production d’électricité grâce à des hydroliennes ou des houlomotrices, ou plus classiquement en utilisant l’énergie des marées (Figure 5). Enfin, à l’interface eau de mer–eau douce, le potentiel de l’énergie osmotique[1] est tout à fait considérable.
Figure 6. Parcs éoliens en mer (d’après RTE) : mis en service (en vert), en travaux ou en développement (en bleu).
A titre d’exemple revenons ici sur l’énergie éolienne en mer (Figure 6). Implanter des éoliennes en mer est particulièrement pertinent, car, à puissance égale, le rendement est jusqu'à 2 fois supérieur à l'éolien à terre. Plus précisément, l’Agence internationale de l’énergie (AIE)[6] estime le potentiel de l’éolien en mer à 420 000 TWh d’électricité par an, soit 11 fois la demande mondiale prévue d’électricité en 2040. Les émissions de gaz à effet de serre d’un parc éolien en mer sur l’ensemble de son cycle de vie sont très faibles.
Conclusion
L’océan joue donc un rôle fondamental dans la régulation du climat et assure celle du cycle du carbone. Mais il rend à l’homme de nombreux autres services. Ainsi, les écosystèmes marins et côtiers abritent de nombreuses espèces animales et végétales. De plus, en zones tropicales, les mangroves limitent l’érosion du littoral. Ce sont des habitats privilégiés pour de nombreuses espèces de poisson et le renouvellement de leurs populations. Plus largement, ressources halieutiques et aquaculture marine représentent un vrai potentiel pour répondre aux besoins alimentaires de la population mondiale, à condition qu’elles soient gérées dans le cadre d’une approche écosystémique.
L’importance de l’océan, tant en matière de climat que de ressources biologiques et de biodiversité, est telle qu’il est devenu impératif d’arrêter de perturber la régulation des équilibres qu’il assure pour continuer à bénéficier des services qu’il offre à l’humanité.
[1] Paul Tréguer L’océan est-il le maître du climat ?, préface de Jean Jouzel, éditions Apogée (2024). https://www.editions-apogee.com/espace-des-sciences/709-ocean-est-il-le-maitre-du-climat-l-.html
[2] https://essd.copernicus.org/articles/12/2013/2020/
[3] IPCC, Climate change 2021 : The physical science basis (2021).
[4] G. Jacques, P. Tréguer, H. Mercier. Océans : évolution des concepts, ISTE éditions (2021).
[5] L’énergie osmotique, ou énergie bleue, représente l’énergie exploitable à partir de la différence de salinité entre l’eau de mer et l’eau douce, séparées par une membrane semi-perméable